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Lacan et Grothendieck

A la suite de Freud, il existe deux recherches amies : celle de Lacan et l’autre, de Grothendieck. Entre ces deux-là, la porte nous est ouverte de la psychanalyse à l’activité créatrice des mathématiques.

Que peut attendre le psychanalyste ?

....  si ce n’est une information technique sur des objets, des outils et des pratiques, une forme d’artisanat ainsi qu’une interrogation sur le rôle des mathématiques dans la théorie élaborée par Lacan.

La question fondamentale de l’acte mathématique se tient dans le faire, dans l’éclairage des gestes de pensée, des actes de calcul, des combinaisons opératoires. La mathématique donne à voir l’ouverture d’un espace où circule l’activité créatrice en elle-même, où s’édifie, l’invention intelligible du devenir des raisons, se met en jeu la construction d’un  sens,  ce qui n’est accessible qu’en s’y mettant, en se mettant au jeu de la lettre.

Dans un entretien accordé à l’Express le 14 Mai 1957, Lacan expose ainsi sa conception ( résumé fait par R. Guitart dans “Evidence et Etrangeté”)

“Il y a toute une partie des fonctions psychiques qui ne sont pas à la portée de la conscience. Vous n’êtes plus le centre de vous-même, car il y avait en vous un autre sujet, l’inconscient. On y montre en action une raison raisonnante comme telle, en train de raisonner et de fonctionner comme logique, à l’insu du sujet _ ceci dans le champ même classiquement réservé à l’irraison, disons le champ de la passion.

La psychanalyse ne procède pas en établissant des relations de cause à effet; sa science est une lecture, une lecture de sens.

Ce qui est analysable l’est pour autant qu’il est déjà articulé dans ce qui fait la singularité de l’histoire du sujet. Si le sujet peut s’y reconnaître, c’est dans la mesure où la psychanalyse permet “le transfert” de cette articulation.

Lorsque le le sujet “refoule”, ce n’est pas une sorte de besoin, de tendance, qui aurait à être articulée ( et qui ne s’articulerait pas puisque refoulé), c’est un discours déjà articulé, déjà formulé dans un langage. Tout est là.

Le refoulement n’est pas le refoulement d’une chose, c’est le refoulement d’une vérité. La vérité, refoulée, va persister mais transposée dans un autre langage, le lanage névrotique. Le refoulement est inséparable d’unphénomène appelé le “retour du refoulé”.

Là où ça a été refoulé, quelque chose continue de fonctionner, quelque chose continue de parler. A ceci près,  qu’onn’est plus capable de dire à ce moment-là, quel est le sujet qui parle, mais que “ça” parle, que “ça” continue à parler ; et ce qui se passe est déchiffrable entièrement à la façon dontest déchiffrable, c’est à dire non sans difficulté, une écriture perdue.

La vérité est devenue dès lors “inconsciente”. Le sujet qui a refoulé la vérité ne gouverne plus, il n’est plus au centre de son discours : les choses continuent à fonctionner toutes seules et le discours à s’articuler, mais en dehors du sujet. Et ce lieu, cet en dehors du sujet, c’est strictement ce qu’on appelle l’inconscient.

 La censure ( la force qui refoule) c’est une contrainte qui s’exerce avec une paire de ciseaux, sur ce qui s’imprime, sur un discours, un discours exprimé dans un langage. Si ce langage pourtant ne s’adressait pas un Autre, il ne pourrait être entendu grâce à une autre dans la psychanalyse.

Le discours refoulé de l’inconscient se traduit dans le registre du symptôme. Les effets analytiques sont des effets de l’ordre du retour du refoulé. Je ne me demande pas “qui parle”, je me demande “d’où ça parle”.

Nous connaissons la formule de Freud : “Là où ça a été je dois être”. Il faut que le sujet puisse se réinstaller à cette place, cette place où il n’était plus, remplacer cette parole anonyme, qu’on nomme le ça.

En résumé:  les symptômes névrotiques traduisent ce qui est imprimé pour un Autre, comme écriture chiffrée qui est le refoulement d’un discours articulé, d’une vérité. Ceci est mis en place par des fonctions psychiques à l’insu du sujet conscient, fonctions ayant une logique. Ce qu’il est question de lire, ainsi déterminé en vertu d’un montage qui tient en l’air tout seul, suspendu.”

Guitart de rajouter  : Le “je pense donc je suis” de Descartes par exemple, se change en , “je pends ce dont je suis”. Ce qui devient évident est l’action, l’opération en tant qu’on la fait. “On sait le faire; ça marche” On sait le faire et... “il faut le faire” comme dirait Lacan.


Grothendieck s’y est mis. En tant qu’artisan mathématicien, il l’a donc fait.
Qu’a-t-il fait ? Qui est-il ?

         Lui-même annonce « qu’il s’agit d’un travail marqué par l’éclosion et par l’épanouissement d’une compréhension des choses au moment où on les sonde. Le langage pense plus loin que nous. Il faut donc habiter une autre manière d’être là. »
 Au delà de leur profondeur, ses travaux frappent par leur style très particulier et ne cessent de faire école. Son écriture est portée par une conception atypique des mathématiques décrite et théorisée dans des textes dont les accents souvent les apparentent à des écrits heideggeriens. Ils témoignent avec vigueur de la part incontournable de poétique qui anime le travail scientifique et de ce surplus de sens que l’écriture formalisée croit bon d’évacuer, alors même que là, gît l’essence de la pensée mathématique.       « Or on ne s’intéresse qu’à ce qui s’évanouit et nous échappe », précise-t-il.

   Sa démesure est une de ses caractéristiques. Ses résultats sont devenus l’empreinte de son style, à savoir une recherche de la plus grande généralité au service du sens. C’est au niveau d’affects, au lieu de l’étonnement que des questions deviennent soucis de fond. Rigoureusement, du point de vue d’un « artisanat professionnel », Grothendieck s’étonne, en parle paradoxalement et ces paradoxalités sont alors assumées comme fondatrices de sa démarche.

       L’autre aspect fascinant de sa personnalité dont témoigne Schwartz dans “Un mathématicien aux prises avec le siècle” est le don de total de soi : “Vivant en solitaire, travaillant des “journées de 25 ou 26 heures, il se décalait régulièrement et inversait, à certains moments, le jour et la nuit”

      C’est depuis les années 70 qu’il se retire du monde universitaire et se consacre à la méditation solitaire. Dans sa retraite, il écrit “Récoltes et semailles”, sans doute l’unique témoignage d’un mathématicien d’envergure, qui soit introspectif et analyse non seulement une oeuvre, mais encore ses ressorts humains, ainsi que tous les phénomènes psychologiques et sociologiques attenants.

En arrière fond de ses vues sur la science et sur ses contemporains, son écriture parfois enthousiasmante, parfois répétitive, laisse cerner ses engagements intellectuels et le sens d’une vie un moment dévouée toute entière à l’étude et à la créativité. Il dit :

          “Il a fallu un choc d’une grande force pour m’arracher à un milieu où j’étais fortement enraciné, et une “trajectoire” fortement tracée. Avec le recul, je me rends compte qu’au-delà de l’évènement il y avait pourtant une force plus profonde à l’oeuvre en moi. C’était un intense  besoin de renouvellement intérieur. Un tel renouvellement ne pouvait s’accomplir et se poursuivre dans la tiède ambiance d’étuve scientifique d’une institution de grand standing”. Derrière moi, 20 ans de création et d’investissement intense demeurent _ et en même temps, 20 longues années de stagnation spirituelle, en ”vase clos”.... Sans m’en rendre compte, j’étouffais _ c’est de l’air du large dont j’avais besoin”.

Pour comprendre les ressorts d’une passion mathématique il ne fallait pas interroger la science constituée, mais bien la phénoménalité même de la passion _objet de “Récoltes et semailles”, que Grothendieck va développer dans le travail mathématique des oppositions du type Yin-Yang.


Dès lors, il prend pour cible nécessaire et suffisante, l’extra-vagance
dépassant les frontières pour pénétrer dans une sorte de transhumance psychique comme dans une matrice. Il se situe toujours en dehors des codes, réfractaire à tout discours de clôture. Il choisit d’arpenter son espace tel un hors la loi, hors de l’emprise de la machine rationnelle, institutionnelle, suivant des courants d’énergie, là où il n’y a aucune piste.

Cette posture lui donne à éprouver la sensation d’être écarté, jeté dans des territoires inconnus sur des routes périlleuses, vécue comme l’occasion de relier la psyché » au  « cosmos », et de faire coïncider le moi individuel avec le moi universel » , attitude humaine qui permet de s’éprouver en s’intégrant, en s’y mêlant, tel «  l’unité-dans-la-diversité ».

Malgré le caractère surprenant de ses références orientalistes, scientifiquement, force est de reconnaître qu’il a raison au moins sur le principe d’une reconduction de toute forme de pensée à des schémas universels. Il voit dans ses oppositions une dimension de complémentarité qu’il ne cesse de rappeler, comme si la puissance brutale du travail cérébral était le complément naturel et nécessaire de la sensibilité et de l’ouverture au monde. Dans son discours, ses références spiritualistes correspondent néanmoins à autant de réflexions originales sur le savoir dans sa proximité conflictuelle à l’être au monde, rendant présent et lisible l’acte créateur.

     “ Je m’étais rendu compte, depuis des années, que la nature du travail créateur était généralement ignorée, occultée par des clichés à tout venant et par des répressions et des peurs ancestrales...

Cette partie “créatrice entre toutes”  dans le travail de découverte,ne transparait pratiquement nulle part dans les textes... Il y a eu un extraordinaire “aplatissement”, un “rétrécissement” de la pensée mathématique, dépouillée d’une dimension essentielle, de tout “son versant d’ombre”, du versant “féminin”.

Comment rendre compte de cette dimension si difficile à exprimer ?

Est-il possible de dire la pensée mathématique en dehors de l’écriture formalisée, dans une mise en jeu du sens  ?

 Le sens d’un discours étant ce qu’il peut éventuellement transmettre, il est la rencontre de l’Autre. Est-il possible de mettre en abîme la dualité de l’un et du singulier qui prendrait la forme d’un complexe de singularités dont l’étendue globale tiendrait précisément à ce que ça dit ?

...Oui, à en croire Grothendieck, dont l’oeuvre est écrite le plus souvent sur un mode indicatif, ou bien encore transmise par une véritable tradition orale. L’absence de précision logique dans les détails n’invalide en rien une idée pragmatique, l’important étant que celle-ci soit étayée par une solide culture et autour dun projet explicite.

Son entreprise est esthétique, au sens où elle vise à atteindre le concept juste avec tout ce que cela signifie d’incertitudes, plutôt qu’un résultat déterminé.  “ Dans ma démarche spontanée à la découverte des choses, “le ton de base” est “yin”,”féminin”; et aussi et surtout, contrairement à ce qui se passe le plus souvent, je suis resté fidèle à cette nature originelle en moi, sans jamais l’infléchir ou la corriger pour me conformer aux valeurs dominantes en honneur dans les milieux environnants”


Il se consacre dès lors, à une langue oeuvrante et ouvrante, afin de retrouver en soi le centre expressif qui implique une pratique dont le lien sera nécessairement et pendant longtemps isolé, clandestin, « inhumain », par un travail archéo-logique, voire un travail exotique en vue de dégager un champ de présence et d’activité. »

         Nous sommes là, présents sur un terrain archaïque, à la croisée des chemins.

         On pourrait parler d’une langue « archétype » nous dit encore Grothendieck, « venant de la nuit des âges et que c’est en même temps la langue la plus intimement personnelle.  Chaque mot fait signe d’une image remontant des couches profondes de notre être, est messager de celui que nous sommes. Chaque « signe-image » témoigne de la manière par laquelle nous appréhendons (à notre insu souvent) le monde qui nous entoure, et comment se jouent en notre être les conflits immémoriaux autour desquels se noue la condition humaine »...
          Ce que revendique Grothendieck en tant que mathématicien, c’est le droit de penser, d’être à l’écoute des bruits des significations diverses, donc dans une position réceptive plutôt que dans une dynamique conquérante et brutale qui consiste à faire violence aux choses et aux concepts pour les “faire parler” .S’il peut surprendre, il n’en  ouvre pas moins des horizons radicalement nouveaux à la pensée mathématique en l’insérant dans la sphère d’influence des pensées de l’être-au-monde”.

 Fruit de l’école Bourbaki, il reconnaît la prégnance de l’idée de structure, mais il lui rend sa fonction programmatique;

S’il y a une chose en mathématique qui me fascine plus que toute autre, ce n’est ni “le nombre”, ni “la grandeur”, mais toujours la forme. Et parmi  les mille et un visages que choisit la forme pour se révéler à nous, celui qui m’a fasciné plus que tout autre, c’est la structure cachée au dedans de toutes choses. Nous ne pouvons l’inventer. Nous pouvons seulement la mettre à jour patiemment, humblement _ en faire connaissance, la découvrir... Ce qui fait la qualité de l’inventibilité et de l’imagination du chercheur, c’est la qualité de son attention, à l’écoute de la voix des choses. Notre pouvoir rénovateur en nous n’est autre que l’innocence .”

Le langage étant ce qui se dit des choses, ici ce n’est pas une histoire qui se raconte. C’est un discours adressé.

Quelques  notes  prises dans « Récoltes et semailles »

Non sans penser à Winnicott, j’ai chosi de retenir tout ce qui concerne la notion d’espace :

L’espace constructeur est un espace de transition, de transmission, qui est l’enjeu pour que le sujet puisse se transmettre à lui-même le flot de ses images, de quoi se soutenir, avoir lieu d’être, se trouver lié à quelque chose. 

L’espace sert à déployer nos rapports avec l’Autre. Ses multiples miroirs permettent de se reconnaître.

L’espace est un potentiel d’identité, de transferts, de positions, de suppositions, de prolongements de nos corps proches ou lointains dont on attend qu’ils butent sans limites, qu’ils les produisent même, et nous renvoient en retour des signaux connus, des empêchements, des ouvertures, des inflexions, ou des ruptures.

Tout espace créé nous relaye, vit à notre place. Il fonctionne comme un objet/temps, objet/mémoire, habité par Autre que nous.

Tout comme le corps convoque et nourrit le langage qui le fait consister, l’acte de construire prélève le vide, de quoi donner lieu.  

L’espace comme tel n’existe pas. Des corps des gestes, des actes le font exister avec son horizon, l’au-delà d’un rapport à l’autre, pris comme vis à vis.  

Celui qui nous montre son “intérieur” qui vous y introduit, vous indique comment il s’y fréquente, s’entoure d’images de lui, fait de son intérieur une pulsion et de son habitat, une habitude. Il fait couple avec.

L’enjeu de l’espace est de recueillir les obstructions au prolongement, de faire parler les frontières irréductibles.

Manquer d’espace, veut dire que  l’espace où nous sommes manque d’Autre. Car au-delà de la cavité-miroir où nous pourrions habiter, notre espace c’est là où nous aimerions aller.

C’est également un ensemble de trajets, d’orientations, d’horizons, duquel, pour assumer son identité, il faut en sortir.

On attend d’un espace qu’il nous porte, qu’il porte notre corps ou nos mots,  nous serve de support : qu’ il nous supporte.

L’acte d’ouvrir un espace rend visible des potentiels formels, qui montrent la manière qu’on a de se voir, et de faire frontière avec le monde, ou de faire du monde une frontière.

 La portée d’un espace, c’est aussi sa porte spirituelle, ce sur quoi il est ouvert.

L’espace où nois vivons, où nous croyons être n’est pas toujours l’espace visible. Le projet de bâtir vise à  rendre visible et à déployer ce qu’on a pu cerner de l’espace en tant qu’invisible créé différé dans un besoin de circuler.

On passe où c’est bouché.

Habiter n’est pas se loger mais s’inclure quelque part, instaurer une pulsion faite de retours, de retournements entre les lieux où l’on est et des lieux où l’on va, dynamique, porté par des tours et des retours du temps.

Il existe des constructions purement ensemblistes qui semblent littéralement n’avoir pas le temps.

L’unité d’un espace est le tout d’une densité qu’il porte.

Un espace avant tout est un évènement.

Bâtir est un acte de transmission. Plus que rassembler, c’est faire vivre ensemble avec ses fragments d’Autre, c’est inscrire plus qu’un lien, un complexe de liens et leur transmission.

Nos espaces sont les frontières de nos modes d’être.

Se donner un espace fait résonnance avec l’acte de vivre le don et la perte d’une parole.

Certains ont du mal à parler parce qu’ils sont le 1er mot, sans accès au deuxième, car cela eut exigé la perte du premier. Ils n’arrivent pas à se perdre.

L’espace est un déploiement d’articulations symboliques. C’est la création du monde quand elle a lieu, continue ou discontinue dans les instants où elle se donne lieu et traverse ses lois provisoires.

Un espace est inhabitable quand il n’y a pas d’Autre en lui et quand il n’y a pas en lui l’instance de la Lettre. Un espace sans âme est sans fonction de connection, de recollement. Les liens n’y passent pas 

L’évènement est ce par quoi espace et temps se convertissent l’un dans l’autre, circulent l’un dans l’autre, se traversent et communiquent par la vie de leur démesure réciproque.

Interpréter l’évènement, ce n’est pas le charger de sens. C’est déployer son espace-temps, soit créer des espaces d’écoutes et ses langues renouvelées.

L’espace est déploiement du rapport de l’Autre à reconduire à l’infini.

Les espaces construits sont des zones érogènes de nous-mêmes dans nos rencontres avec l’Autre, orifices jouissant du grand vide où nous laissons quelques ruines dire l’origine perdue.

Si quelque chose  pourtant est saccagé et mutilé, et désamorcé de sa force originelle, c’est en ceux qui oublient la force qui repose en eux-mêmes et qui s’imaginent saccager une chose à leur merci, alors qu’ils se coupent seulement de la vertu créatrice de ce qui est à leur disposition comme elle est à la disposition de tous, mais nullement à leur merci, ni au pouvoir de personne. Il s’agit de reprendre contact avec une beauté oubliée.

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Conclusion :
Pour certifier conforme, la complicité des points de vue de Lacan et Grothendieck, on peut les mêler ainsi, disant de concert :

       Dans le champ de l’irraison, la raison a les moyens d’y pénétrer et peut ainsi se reconnaître là où elle n’était pas. . Car Le problème pour la raison tient seulement dans une lecture, un déchiffrement. Tout ce que nous pouvons dire en raison sur l’irraison, c’est vrai ainsi à un déchiffrement près. Et ceux qui croient à la maîtrise, ne pensent qu’au centre d’eux-mêmes : ce sont ceux qui croient au Père Noël