Article de Marina Papageorgiou
sur Rosine Debray
à propos de son livre :
"Epître à ceux qui somatisent" (PUF)
1/ Professeur de psychologie clinique à l’université René-Descartes, Paris V, Rosine Debray est membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris et consultante à l’Unité enfants de l’Institut psychosomatique de Paris – hôpital Pierre-Marty. Dans cet ouvrage, elle approfondit sa réflexion sur la clinique psychosomatique qui défie et complique singulièrement la théorie et la technique psychanalytiques puisqu’elle déborde du côté de ce qui se joue « hors psyché ». Ainsi, fidèle aux conceptions de Pierre Marty, l’auteur considère que la psychosomatique englobe la psychanalyse.
2/ La survenue d’une maladie somatique est dénuée de sens en soi, mais elle s’inscrit dans un contexte particulier que l’auteur a décrit précédemment, la « conjonction explosive ». Il s’agit de la rencontre d’un terrain fragile et d’une situation externe traumatisante renvoyant à la notion de perte objectale, pris dans un contexte fragilisant que constitue l’âge du conflit œdipien ou l’adolescence en tant que réactivation de ce conflit. La question cruciale qui se pose et qui reste toujours ouverte est pourquoi c’est une leucémie ou un diabète et non une mononucléose bénigne qui peut se déclarer à ce moment.
3/La notion de deuil ou de perte d’objet réelle ou supposée, vécue comme un vrai traumatisme précoce ou durable, est une constante dans les désorganisations psychosomatiques et la clinique des maladies à crises montre que la souffrance dans le corps a une valeur de protection contre la douleur psychique. Rosine Debray étaie les théorisations des psycho-somaticiens de l’École de Paris sur la vie de Freud et le déploiement de son œuvre, formidable parcours de pensée et de remaniements psychiques alternant avec d’importantes et fréquentes somatisations reprises dans un mouvement élaboratif.
4/ Si l’exemple de Freud sert à faire l’éloge du somatique, la spécificité de la technique des psychothérapies des patients psychosomatiques est due essentiellement à ce que le psychanalyste est confronté à un fonctionnement mental discontinu, irrégulier, ce qui requiert une disponibilité psychique particulière de la part de l’analyste.
Contrairement à l’associativité découlant de l’attention flottante propre aux psychonévroses, l’analyste face à un patient psychosomatique a comme tâche principale dès la première rencontre de rester vivant et de ranimer la relation, en d’autres termes d’opposer et de proposer son propre psychisme à un état de désertification mentale ou de destructivité mortifère qui fait le lit des somatisations.
5 /L’auteur accorde une place particulière à l’expression psychosomatique dans la triade père/mère/bébé. Deux éléments importants sont soulignés :
d’une part l’extrême précocité de l’apparition des symptômes chez certains bébés, parfois dès les premières heures de la vie;
d’autre part un surinvestissement de la réalité concrète sensible chez certains bébés qui paraissent plus durablement intéressés ou rassurés par les jouets que les personnes humaines y compris la mère et le père.
6 / Pour comprendre le premier élément, il faudrait considérer que l’économie psychosomatique de la mère et parfois du père englobe celle du bébé dans les premiers temps de la vie. Rosine Debray se réfère au système freudien du pare-excitations qui se rapproche à la fonction maternelle décrite par Pierre Marty, en ce sens qu’il s’agit d’un système qui dépasse ce qui revient au seul bébé – tel que l’envisage D. Stern –, et qui englobe la mère et son appareil psychique. Il s’agit d’un système de filtrage des excitations, en trop ou au contraire insuffisantes, venues de l’extérieur ou de l’intérieur et au bébé et à la mère et qui devrait être assumé par le psychisme maternel. Les qualités mentales de la mère et son préconscient en particulier y jouent un rôle prépondérant. Une mauvaise mentalisation, en conjonction avec des facteurs économiques, tels que les circonstances de l’accouchement, les caractéristiques personnelles du bébé, des deuils survenus au moment de la maternité, peuvent déclencher des symptomatologies somatiques plus au moins impressionnantes qui induisent à leur tour un effet traumatique débordant les capacités maternelles de régulation psychosomatique. Les expressions psychosomatiques telles que spasmes du sanglot, insomnies sévères, eczéma, mérycisme, correspondent à une surcharge souvent liée à une réactivation de la problématique inconsciente, maternelle ou paternelle Épître à ceux qui somatisent, de Rosine Debray 187 non élaborée. Dans ce cas, la relation mère-enfant est souvent marquée par une déception réciproque : le bébé s’avère incapable de calmer les angoisses de la mère et lui donner le sentiment d’être compétente et celle-ci ne peut reconnaître à son tour les compétences propres au bébé. Dans cette dyade où le regard de la mère ne peut être le miroir, au sens winnicottien, où l’enfant peut se reconnaître comme investi, les deux protagonistes s’engagent dans une crise aiguë sidérante pour la psyché maternelle et délétère pour la psyché naissante de l’enfant. On peut faire ici le lien avec le deuxième point évoqué par Rosine Debray, celui du surinvestissement des jouets plutôt que des parents. Il s’agit des défenses par le concret, le factuel et l’actuel qui rappellent bien sûr la pensée opératoire décrite par les psychosomaticiens et qui compromettent la constitution du fonctionnement mental, ce que Winnicott avait déjà remarqué à propos des bébés confrontés à des mères chaotiques ou imprévisibles. Dans ce cas, l’aperception prend la place de la perception et le potentiel des capacités créatives se trouve sacrifié. Ainsi, la fragilité d’un moi corporel ne permettant la constitution d’un moi psychique solide peut, à titre d’exemple, créer les conditions de survenue d’un diabète insulino-dépendant, sujet sur lequel Rosine Debray a beaucoup travaillé. À l’appui de plusieurs observations cliniques, l’auteur démontre que l’évolution des désorganisations psychosomatiques précoces, parfois très bruyantes et alarmantes, ainsi que les régulations réorganisatrices dépendent des capacités élaboratives des parents, et notamment de la mobilisation et la relibidinisation des affects dont le thérapeute et le cadre thérapeutique serviront de contenant.
7/ Comme le souligne Rosine Debray, quand l’expression psychosomatique du bébé devient envahissante, on assiste à un drame qui se joue à deux, à l’exclusion du tiers, qu’il s’agisse du père ou d’une autre personne de la constellation familiale. Le cadre proposé lors d’une consultation mère/bébé ou mère/père/bébé fonctionne comme un tiers qui permet dans un premier temps de rompre l’engrenage destructurant surexcitation maternelle-somatisation-débordement. L’auteur considère qu’il n’y pas de contre-indication de traitement précoce père-mère-enfant puisque le bébé est justement un régulateur de distance à l’objet psychique, par excellence, et sa présence réelle peut être source de tous les dangers mais aussi un objet d’accrochage transférentiels entre la mère ou le père et le psychanalyste, faute de quoi cette rencontre n’aurait pas été possible psychiquement. Bien entendu, cette forme de rencontre dépend aussi de l’adéquation personnelle de chaque thérapeute, de ses attitudes contre-transférentielles et de ses propres limites. Les difficultés techniques et la complexité de cette clinique sont dues à la fois au caractère fortement pulsionnel du bébé et à la fragilité du narcissisme maternel atteint par le fait de la maladie. Il s’agit de composer avec un équilibre très délicat afin de renforcer les assises narcissiques de la relation mère-enfant, mais aussi mère-thérapeute, offrant à la mère un regard dans lequel elle pourrait investir son bébé, ce qui peut déboucher sur une thérapie conjointe à laquelle le père peut assister s’il le souhaite. Dans un deuxième temps, après la guérison de l’enfant, la mère peut éventuellement s’engager dans un véritable processus psychanalytique. Pour Rosine Debray, la fonction essentielle du père en tant que tiers permet très précocement la mise en place d’un contenant qui englobe la dyade mère-enfant et peut endiguer le débordement des angoisses maternelles. Quand cela se déroule dans de bonnes conditions, la perception père/non-père est mise en place en même temps que celle de mère/non-mère. Cette capacité discriminatoire est une des étapes de l’organisation de la réalité paternelle qui permettra plus tard l’accès à la génitalité, à l’organisation œdipienne et à la négociation de l’adolescence, autant de carrefours et de crises psychosomatiques qui peuvent aboutir à des somatisations et /ou à des remaniements psychiques.
8/ Ainsi l’expression psychosomatique accompagne le déroulement de la vie à tous les âges et façonne ce que Pierre Marty appelle le marquage individuel, responsable des points de fixation-régression sur les chaînes somatiques. Dans la dernière partie de l’ouvrage, d’un grand intérêt clinique, Rosine Debray expose la particularité du travail du psychanalyste avec des patients somatisants dans une approche qui inclut l’expression somatique dans l’économie psychosomatique générale du sujet. Le matériel des psychothérapies des femmes souffrant de stérilité, avec ou sans organicité, met en jeu des défenses qui privilégient le caractère et le comportement. Le besoin de maîtrise absolue de la vie psychique, antinomique avec l’aptitude à la passivité et l’imprévisibilité que requiert l’expérience de la grossesse et de la maternité, un clivage non négociable entre le désir d’enfant et l’intolérance à se laisser envahir à l’intérieur par un objet étranger peuvent être à l’origine de fausses couches à répétition ou d’une déqualification du corps sexuel et sexué avec atteinte organique précoce et/ou médicalisation de la maternité.
9 Mais les cas exposés confirment une logique psychosomatique originale que défend l’auteur : plus l’organisation psychique est fragile, plus vite se lève l’empêchement somatique. Autrement dit, c’est toujours l’aspect le plus somatique qui disparaît le premier lorsque cela est possible, contrairement aux organisations plus névrotiques ou psychotiques qui Épître à ceux qui somatisent, de Rosine Debray 189 mettent beaucoup plus longtemps à lever la stérilité, lorsqu’elles y parviennent.
10 / En guise de conclusion, Rosine Debray rappelle combien la symptomatologie somatique installée peut, dans certains cas, apparaître comme une richesse sinon un signe de santé qui a vocation de protéger l’individu de toute autre expression somatique. Inversement, la survenue des épisodes somatiques chez les sujets bien mentalisés, sujet de controverse théorique chez les psychanalystes, devrait être comprise comme une régulation somatique donnant l’opportunité à un remaniement psychique. Autrement dit, le travail de la maladie, sur, autour et avec la maladie est un mouvement porteur de vie, tant que la vie est là.
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NOTES
[ *] Debray R. (2001), Épître à ceux qui somatisent, Paris, PUF, coll. « Épîtres ».